LE MAÎTRE DES EAUX

Ciboule revint à l’aube. C’était un matin frais et humide. Le restant de la troupe était assemblé pour le petit déjeuner lorsque le kobold sortit d’entre les arbres comme un fantasme échappé d’un rêve. Il alla directement trouver Questor, lui parla dans cette incompréhensible langue faite de grognements et de sifflements mêlés, adressa un signe de tête aux autres, puis s’installa pour finir ce qui restait de pain, de baies et de bière.

Questor annonça à Ben que le Maître des Eaux avait accepté de les recevoir. Ben opina sans un mot. Son esprit était ailleurs. L’image de Salica le hantait toujours, si réaliste qu’elle devait être autre chose qu’une simple vision. En se réveillant, il avait voulu bannir le souvenir de ses rêves, qu’il considérait comme une trahison envers Annie. Mais ces impressions étaient si puissantes qu’il avait ressenti un désir étrange de les conserver malgré sa honte. Pourquoi avait-il rêvé de Salica ? Pourquoi des songes si intenses ? Il termina son repas tout absorbé par sa rêverie et ne remarqua rien des regards qu’échangeaient Questor et Abernathy.

Ils quittèrent le camp peu après. Le groupe ressemblait à une procession de fantômes misérables qui se suivaient en silence dans le demi-jour. Ils longèrent Irrylyn en file indienne, suivant au bord de l’eau un sentier à peine assez large pour un cheval. Ce fut un voyage au pays de Fantasia. Il montait de la vallée des serpents de vapeur qui, mêlés à l’air froid et à la terre chaude, se perdaient dans les brumes de la forêt. Les arbres se dressaient, sombres et humides, contre le ciel gris ; c’était un enchevêtrement de gigantesques chênes à l’écorce noire, d’ormes, de noyers noueux, de cèdres. Des apparitions surgissaient puis s’évanouissaient en un clin d’œil, créatures souples et espiègles qui aimaient à agacer. Ben fut étourdi par l’étrangeté du paysage, comme s’il n’était pas entièrement éveillé, ou comme s’il avait été drogué.

Ce fut en fin de matinée que le génie des bois leur apparut.

Ils avaient fait contourner à leurs chevaux quelques troncs d’arbres abattus. Ciboule menait la marche, et soudain un génie sorti des brumes sauta vers lui. Il était mince et délié, à peine plus grand que le kobold ; sa peau était plus brune et plus rugueuse que l’écorce d’un arbrisseau, ses cheveux poussaient dru sur sa nuque et ses bras étaient couverts de poils. Des vêtements couleur de terre flottaient autour de son corps. Les manches de sa tunique et les jambes de son pantalon étaient taillées court et ses pieds étaient glissés dans des bottes lacées sur le mollet. Son apparition ralentit à peine la procession.

— Questor ! s’écria Ben d’une voix rauque et plus forte qu’il n’aurait voulu, qui est-ce ?

L’enchanteur, qui chevauchait devant lui, se pencha sur sa selle, un doigt sur les lèvres.

— Tout doux, Sire. Notre guide est un génie des bois au service du Maître des Eaux. Il y en a d’autres tout autour de nous.

Ben scruta rapidement les environs, mais ne vit personne.

— Notre guide ? Pour aller où ? murmura-t-il.

— Pour nous rendre à Elderew, demeure du Maître des Eaux.

— Il nous faut donc un guide ?

— C’est plus sûr. Il y a tout autour d’Elderew des marécages où plus d’un voyageur s’est perdu. La région des lacs est assez dangereuse. Ce guide est un cadeau du Maître des Eaux, qu’il envoie toujours à ses invités lorsqu’ils approchent.

— J’espère que ce cadeau est renouvelé au moment du départ, balbutia Ben à part lui.

Ils s’avancèrent sous les arbres. D’autres silhouettes apparurent bientôt, fines et sveltes comme le guide, certaines ayant cette même apparence granuleuse, d’autres ressemblant à des bâtons noueux, d’autres encore lisses et brillantes, dotées d’une peau presque argentée. Elles venaient se ranger en silence de chaque côté de la colonne et saisissaient les rênes des chevaux pour les conduire. Le long de la piste se matérialisaient des flaques et des marais envahis de roseaux, de vastes étendues où rien ne bougeait que le vent. Le sentier rétrécissait toujours et parfois disparaissait complètement. Ils se retrouvaient alors dans l’eau, qui arrivait à la taille de leurs guides et à la cuisse des chevaux. Diverses créatures y nageaient, qui pourvues de nageoires, qui couvertes d’écailles reptiliennes, qui à visage presque humain. Il sortait de l’air trouble des personnages qui dansaient à la surface des marais comme des libellules sans pesanteur. Ils apparaissaient au loin et repartaient en un éclair. Ben sentait qu’il se réveillait pour de bon, que les rêves de la nuit étaient bel et bien dissipés et que les souvenirs vagues et les sensations étranges le laisseraient désormais tranquille. Son esprit s’aiguisait à mesure qu’il étudiait à travers la pénombre les êtres qui l’entouraient et le laissaient perplexe. Il fut saisi d’un sentiment profond d’impuissance. Génies, nymphes, naïades, lutins, élémentaux, tous les mots lui revenaient tandis qu’il avait sous les yeux ces créatures aquatiques. Il se souvint de ses lectures anciennes, alors qu’il explorait le monde du fantastique et de l’épouvante (transgression presque impensable) et revécut l’étonnement qu’il avait connu alors en faisant la rencontre de ces organismes stupéfiants. Pareilles créatures ne pouvaient exister que dans l’imagination d’un écrivain et ne venir à la vie que par l’intermédiaire d’un stylo, avait-il pensé, tout en souhaitant que le contraire fût possible. Et ils étaient là, ces personnages, habitants d’un monde qu’il avait rejoint, et qu’il connaissait moins bien que les inventions des auteurs de sa jeunesse. Réciproquement, eux ne savaient rien de lui. Comment allait-il donc les convaincre de le prendre pour roi ? Que pourrait-il dire pour s’assurer leur loyauté ?

Son impuissance le submergea. Pendant un instant, il fut si terrifié qu’il en resta paralysé. Les silhouettes des sujets du Maître des Eaux glissaient près de lui, et il voyait en eux des étrangers pour qui il n’était qu’une curiosité. Avec les seigneurs de Vertemotte, les choses avaient été différentes. Ils étaient d’apparence similaire, ou au moins comparable. Il n’en était rien avec les sujets du Maître des Eaux.

Il chassa de son esprit l’indécision et la peur. De tels sentiments n’étaient que des prétextes pour abandonner la lutte, et jamais il n’en arriverait là. On peut toujours jeter un pont entre deux mondes, si différents soient-ils. D’autres rois avant lui avaient gouverné ces gens. Il pourrait le faire tout aussi bien. Il trouverait le moyen de le leur faire comprendre. Il faudrait ce qu’il faudrait, mais jamais il n’abandonnerait. Jamais.

— Sire ?

Les yeux bruns d’Abernathy le questionnaient. Ben baissa la tête. Ses mains s’étaient serrées autour du pommeau de sa selle à en devenir blanches. La sueur imprégnait le dos de sa tunique. Il savait que son visage reflétait l’intensité de ses sentiments.

Il respira profondément et se redressa ; ses mains desserrèrent leur étreinte.

— Ce n’est rien, un coup de froid, prétexta-t-il en regardant au loin.

Il éperonna son cheval et prit de l’avance afin qu’Abernathy se retrouve derrière lui. C’était plus prudent.

Un volumineux massif de cyprès couverts de duvet blanc se détachait sur le ciel. Des filaments de lichen pendaient à leurs branches et leurs racines tortues s’enfonçaient dans le sol spongieux comme des griffes. Le petit groupe et ses guides passèrent au-dessous et furent avalés par les ténèbres et l’odeur de terre fétide. Le sentier serpentait entre les troncs séculaires, contournait des mares d’eau noire et luisante qui scintillaient comme des miroirs sombres, et quelques marais à fumerolles. C’était un bois immense dans lequel ils s’enfoncèrent comme pour se perdre. Les minutes passaient et le jour se transformait en un crépuscule pâlissant.

Puis, les arbres se firent plus clairsemés et le terrain se mit à remonter. Des couleurs filtraient à travers les feuilles, des guirlandes de fleurs pendaient aux branches, et un bruit d’eau mouvante emplissait l’air. Les troncs s’écartèrent enfin devant eux, la piste s’élargit, et un immense amphithéâtre en plein air apparut dans la lumière. Il était formé d’arbres vivants décrivant un cercle presque complet autour d’une arène d’herbe et de fleurs ; des allées et des sièges faits de tronçons et de bûches s’étageaient tout autour comme des gradins. Le feuillage se rejoignait au-dessus pour tisser un toit naturel, et quelques rayons de soleil le perçaient pour tomber sur l’herbe en longues bandes arc-en-ciel, comme dans les forêts tropicales après la mousson.

— Sire, dit tout bas Abernathy, regardez.

Il montrait du doigt non pas l’amphithéâtre mais ce qui se trouvait derrière. Ben sentit le souffle lui manquer. Ce qu’il voyait était presque irréel. Des arbres deux fois plus gros que ceux de l’arène s’élevaient vers le ciel, piliers de proportions si monstrueuses qu’ils réduisaient à la condition de nains même les séquoias de Californie. De hautes branches anguleuses s’entrelaçaient et liaient les arbres les uns aux autres ; ce réseau inextricable les réunissait tous en un seul géant.

Toute une cité était construite dans ces branchages et au-dessous.

C’était une vision magnifique, un pays féerique, imaginaire. Des maisonnettes et des magasins étaient installés très haut sur les branches, reliés par des voies et des passages qui descendaient graduellement vers le sol, où la plus grande partie de la ville se trouvait. Là, des canaux étaient alimentés par une rivière qui traversait le centre de la cité. C’était le bruit de ses eaux qu’ils avaient entendu peu avant. Habitations et commerces étaient égayés de fleurs colorées, de jardins et de haies, de voies navigables et de mails. La cité était enveloppée de brume comme par un voile de gaze qui tamisait la lumière, et la grisaille hivernale, qui régnait sur une si grande partie de la vallée, n’existait pas ici.

— Voici Elderew, annonça inutilement Questor.

Un comité d’accueil, composé d’hommes et de femmes, les attendait à la sortie de l’un des tunnels qui conduisaient des gradins à l’amphithéâtre. Ben ne pouvait pas distinguer leur visage, mais il identifiait sans peine des vêtements forestiers identiques à ceux de leur guide, et des carrés de la même peau.

Ils s’arrêtèrent au centre de l’arène, mirent pied à terre et se rendirent à pied vers leurs hôtes. Les kobolds et Abernathy suivaient Ben et Questor, et le guide resta en arrière avec les chevaux. Ben jeta un coup d’œil au magicien.

— Si vous avez des conseils de dernière minute à me donner, Questor, c’est le moment. Le Maître des Eaux, comment est-il ? Quel genre d’homme ?

— Vous voulez dire quel genre de créature, lança Abernathy d’un ton acide.

— C’est un esprit des bois, répondit Questor, une créature féerique devenue à demi humaine en s’installant à Landover, où il a élu domicile dans cette vallée. C’est un être de bois et d’eau, un… euh… (Il s’arrêta pour réfléchir, puis reprit :) Il est vraiment difficile à décrire, Sire, si vous voulez mon avis.

— Laisse-le s’en rendre compte par lui-même, déclara Abernathy.

Ils étaient désormais trop près de l’assemblée pour que Ben puisse se renseigner davantage ; après avoir entendu cela, il l’aurait pourtant bien voulu. Il se mit donc à examiner ses hôtes. Il reconnut le Maître des Eaux immédiatement. Il se tenait au centre du groupe, en avant des autres. Il était grand et mince, portait un pantalon, une tunique et un manteau, tous trois vert forêt, des bottes et des bandoulières de cuir verni, ainsi qu’un fin diadème d’argent autour du front. Il avait la peau argentée et granuleuse comme celle de leur guide, presque comme si des écailles la couvraient, mais ses cheveux étaient noirs et épais sur son cou et ses avant-bras. On aurait dit que ses yeux et sa bouche étaient sculptés au ciseau, et il n’avait pratiquement pas de nez. Il ressemblait à un objet taillé dans le bois.

Les autres membres du comité d’accueil étaient groupés autour de lui, presque tous plus jeunes, de taille et d’allure différentes. Tous avaient la même peau que le guide, un ou deux étaient argentés comme le Maître des Eaux ; il y en avait un au visage presque sans traits, un autre couvert d’une fourrure couleur de feuille morte ; un troisième était reptilien d’aspect et de teint ; un autre encore, d’une blancheur de spectre, avait de profonds yeux noirs, une…

Ben ralentit soudain, luttant pour ne pas exprimer le choc qui l’avait saisi. L’une de ces personnes, celle qui était directement à gauche du Maître des Eaux, était Salica.

— Questor ! siffla-t-il. La fille à gauche, qui est-ce ?

— Qui ? demanda Questor en se tournant vers Ben.

— La fille, là, à gauche ! Celle qui a la peau et les cheveux verts, enfin !

— Oh, la sylphide ?

Questor n’avait cessé de sourire à ceux qui les attendaient et répondait à Ben du coin des lèvres.

— Elle s’appelle Salica. C’est la fille du Maître des Eaux. Mais pourqu…

Ben lui intima le silence. Ils marchaient toujours, et l’esprit de Ben tournait à toute allure, tandis que ses yeux allaient de Salica à ses compagnons. Elle le contemplait hardiment, le défiant du regard.

— Bienvenue, Noble Seigneur, bienvenue à Elderew, dit le Maître des Eaux lorsque Ben et sa suite furent arrivés à sa hauteur.

Il fit un petit signe de tête en guise de révérence, et ceux qui l’accompagnaient l’imitèrent. Cachant sa surprise à la vue de Salica, Ben rassembla ses pensées.

— Merci de votre accueil. Merci également de nous recevoir chez vous si promptement.

Le Maître des Eaux éclata d’un bon rire franc qui emplit l’amphithéâtre. Mais son visage taillé au couteau restait de marbre.

— Le fait que vous soyez venu est tout à votre honneur, Noble Seigneur. Vous êtes le premier depuis la mort du vieux roi. Je serais un bien piètre hôte si je refusais de vous recevoir après une si longue attente !

Ben sourit poliment. Son sourire se figea lorsqu’il remarqua que le Maître des Eaux avait des branchies sur le cou.

— Je crois que l’attente a été longue pour tout le monde, parvint-il à articuler.

— En effet. (Il se tourna et ajouta :) Voici ma famille, Noble Seigneur : mes épouses, mes enfants, et mes petits-enfants. Nombre d’entre eux n’ont jamais vu de roi à Landover et ont insisté pour être présents.

Il les présenta un à un, et lorsqu’il parlait, ses branchies s’ouvraient et se fermaient. Ben l’écouta patiemment, adressa à chacun un signe de tête, y compris à Salica. Il sentit le regard de celle-ci le brûler. Ben présenta à son tour sa maigre suite.

— Soyez tous les bienvenus, conclut le Maître des Eaux en tendant la main à chacun. Il y aura une fête en votre honneur ce soir, ainsi qu’une procession. Vous devez vous considérer à Elderew comme chez vous tant que durera votre séjour. Et maintenant, je pense que vous et moi, Noble Seigneur, devrions parler de ce qui vous amène. Dans la région des lacs, il est d’usage de régler les affaires avec diligence. Pendant que vos compagnons s’installent au village, nous pouvons discuter en tête à tête. D’accord ?

— Très bien, dit Ben.

Il ne jeta même pas un coup d’œil à Questor pour s’assurer qu’il était d’accord. Questor ne pouvait l’aider en rien. Ben savait ce qu’il avait à faire, et savait aussi qu’il devait le faire seul. D’ailleurs, le Maître des Eaux n’avait pas l’air bien féroce, quoi qu’en eût dit Abernathy.

Le Maître des Eaux renvoya sa famille avec ordre de conduire Questor, Abernathy et les kobolds à leurs logements, puis se tourna vers Ben.

— Voudriez-vous visiter un peu notre village tandis que nous parlerons ?

C’était bien plus une proposition qu’une question, mais Ben accepta néanmoins avec plaisir. Il suivit son hôte dans l’un des tunnels qui passaient sous l’amphithéâtre. Il aperçut une dernière fois Salica qui le regardait, puis les ténèbres se refermèrent sur lui.

Lorsqu’il arriva au bout du passage, le Maître des Eaux conduisit Ben le long d’un canal bordé de massifs de fleurs et de haies soigneusement entretenus et taillés, d’où ils gagnèrent un parc qui donnait sur l’arrière de l’amphithéâtre. Des enfants y jouaient, et leurs silhouettes de différentes tailles reflétaient la diversité de leurs origines. Leurs voix résonnaient, claires et gaies, dans le silence de l’après-midi. Ben sourit avec mélancolie. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas entendu le bruit d’enfants qui jouent. Sans cette étrange apparence, ils auraient pu appartenir à son monde.

Mais son monde était ici à présent.

— Je sais que vous êtes venu à Elderew pour me demander de vous prêter serment, Noble Seigneur, commença soudain le Maître des Eaux dont le visage restait inexpressif. Je sais aussi que vous êtes d’abord allé trouver les seigneurs de Vertemotte et qu’ils ont refusé d’accéder à cette même demande.

Ben lui lança un regard rapide, que le Maître des Eaux écarta d’un haussement d’épaules.

— Ne soyez pas surpris que je sache cela, Noble Seigneur. Je suis issu du monde des fées, auquel j’appartiens toujours, et je conserve une partie de mes anciens pouvoirs. J’ai des yeux dans tous les coins de la vallée, ou presque. Je respecte l’initiative et le courage dont vous avez fait preuve en entreprenant ce voyage chez les différents peuples du royaume. Je vous crois plus fort que ceux qui, avant vous, ont revendiqué le trône de Landover. Votre conduite à Rhyndweir le suggère, en tout cas. Je vous crois également droit et décidé, aussi je vais vous épargner les manœuvres et circonvolutions de la diplomatie. J’ai réfléchi à votre demande, et je me vois dans l’obligation de la rejeter.

Ils continuèrent à marcher en silence. Ben était stupéfait.

— Puis-je demander pourquoi ? dit-il enfin.

— Je ne vois pas quel bien cela me ferait de vous prêter serment.

— Je pourrais objecter que vous devriez y voir de nombreux avantages.

— Oui, je sais, vous pourriez dire que l’union fait la force, qu’un pouvoir central bénéficierait à tous. Et encore que l’on ne peut se faire confiance tant qu’il n’y a pas de roi, que nous sommes menacés par plusieurs de nos voisins et par la Marque d’Acier et ses démons. Ou bien que le pays est frappé d’une maladie causée par l’affaiblissement de la magie dont il est né, et que tôt ou tard celle-ci s’éteindra. Allons, ai-je correctement résumé vos arguments ?

— Oui. Et comment y répondriez-vous ?

— En vous racontant une histoire.

Il ralentit le pas et mena Ben à un banc taillé dans un roc. Ils s’assirent.

— Les habitants de la région des lacs sont originaires du monde des fées, Noble Seigneur. La plupart l’ont quitté à une époque depuis longtemps oubliée de tous sauf de nous-mêmes. Nous sommes des créatures féeriques ayant décidé de vivre dans le monde des humains. Nous avons choisi de devenir mortels, alors que jadis le passage du temps ne nous affectait pas. Nous sommes des élémentaux : créatures de bois, d’air et d’eau, c’est-à-dire des génies, des nymphes, des naïades, et bien d’autres encore. Nous avons élu domicile dans la région des lacs, dont nous avons fait ce qu’elle est : un pays de beauté, de grâce, de santé. C’était notre but lorsque nous sommes arrivés ici. Nous sommes venus apporter la vie, non seulement à la région des lacs, mais à toute la vallée.

« Nous avons ce pouvoir, Noble Seigneur, le pouvoir de donner la vie. (Il se rapprocha comme un professeur qui instruit son élève.) Nous n’avons pas perdu toute notre magie, vous comprenez. Nous savons toujours guérir. Nous pouvons prendre un pays qui souffre et lui rendre la santé. Venez avec moi, je vais vous donner une démonstration de ce que je dis. »

Il se leva et fit quelques pas jusqu’à un buisson. Ses feuilles portaient quelques traces de dépérissement, comme les Bonnie Blues que Ben avait vus en arrivant à Landover.

— Vous voyez la maladie sur ces feuilles ?

Il posa la main sur la tige du buisson, un peu au-dessus de la terre. Son visage se concentra, sa respiration ralentit et sa tête se pencha jusqu’à toucher sa poitrine. L’arbrisseau trembla lentement en réponse à ce contact. Les taches disparurent, les couleurs revinrent et le buisson se dressa dans la lumière.

— Nous avons le pouvoir de guérir, répéta le Maître des Eaux en se relevant. Nous pourrions l’appliquer à tout le pays si l’on nous le permettait. Mais nombreux sont ceux qui n’ont pas confiance en nous. Et aussi ceux qui se moquent de notre travail. Ils préfèrent que nous restions confinés dans notre région, et nous avons respecté leurs vœux. S’ils nous croient dangereux parce que nous sommes différents, tant pis. Mais ils vont continuer à endommager le pays par l’utilisation qu’ils en font, Noble Seigneur. Ils répandent la maladie par leur irresponsabilité et leur insouciance. Il rendent malades non seulement ceux qui vivent chez eux dans la vallée, mais aussi les rivières et les forêts qui nous appartiennent !

Ben hocha la tête. Peut-être avaient-ils trouvé là un terrain d’entente.

— Votre monde n’est pas si différent du mien, Maître des Eaux.

— Alors, Noble Seigneur, vous comprendrez la conclusion que j’appose à cette histoire. La région des lacs nous appartient, à nous qui y vivons et l’entretenons. Nous sommes ici chez nous. Si ceux de la vallée décident de détruire leur habitat, cela ne nous regarde pas. Nous savons guérir nos rivières et nos forêts, et nous le ferons aussi longtemps qu’il le faudra. La diminution de la magie qui a suivi la mort du vieux roi ne nous a guère affectés. Les seigneurs de Vertemotte, les trolls, les gnomes, les kobolds et tous les autres avaient répandu leur mal dans le royaume bien avant. Pour nous, rien n’a changé. Nous avons toujours été à part, et je pense que nous le resterons.

« Je vous souhaite de réussir, Noble Seigneur, mais je ne prêterai pas serment. Votre arrivée sur le trône ne change rien à nos affaires. »

Ben baissa les yeux vers le buisson que le Maître des Eaux avait soigné, puis croisa solennellement les bras sur sa poitrine.

— Questor Thews m’avait dit que le Maître des Eaux et son peuple s’attachaient à chasser la maladie qui s’étend sur Landover. Mais n’est-il pas vrai que chaque jour votre travail devient plus difficile ? L’affaiblissement de la magie aide à la propagation du mal. Un jour viendra où vos pouvoirs ne suffiront plus, un jour où la pourriture sera si enracinée que la magie du pays elle-même mourra.

— Les autres mourront peut-être parce qu’ils n’ont pas les moyens de survivre, Noble Seigneur. Ce ne sera pas notre cas.

— Cette déclaration d’indépendance me semble un peu trop optimiste, objecta Ben avec une certaine irritation dans la voix. Et la Marque d’Acier, ses démons ? Pouvez-vous leur survivre ?

— Ils ne peuvent même pas nous voir si nous en décidons ainsi. Il nous suffit d’un instant pour nous fondre dans la brume. Ils ne sont aucunement dangereux pour nous.

— Et s’ils occupaient Elderew ?

— Eh bien, nous reconstruirions. Nous l’avons déjà fait. Ce pays offre toujours les moyens de survivre à ceux qui maîtrisent des pouvoirs magiques.

Sa certitude placide était agaçante. Il ressemblait trait pour trait au vieux savant qui vit dans ses livres et ne voit du monde que ce qui y est imprimé. Finalement, le cynisme d’Abernathy n’était pas injustifié. Le Maître des Eaux avait manifestement décidé de ne prêter serment à aucun roi, et rien ne semblait devoir le faire changer d’avis. Pourtant, Ben savait qu’il fallait trouver un moyen.

Une petite lumière s’alluma soudain dans sa tête.

— Et la raison pour laquelle vous êtes venu à Landover, Maître des Eaux ? Votre œuvre ?

— Mon œuvre, Noble Seigneur ? interrogea la face de bois.

— Oui, l’œuvre qui a fait venir tout votre peuple à Landover. Vous avez quitté le paradis et une existence éternelle pour entrer dans le monde du temps et de la mort. Vous avez accepté de devenir humains. Si vous avez fait cela, c’était pour venir nettoyer Landover, pour rendre ses arbres, sa terre, ses montagnes, ses eaux sains et vigoureux ! Je ne sais pas pourquoi vous avez pris cette décision, mais vous l’avez prise. Et maintenant vous avez l’air de me dire que vous voulez tout abandonner. Vous n’êtes pas cet homme-là. Vous voudriez donc laisser toute la vallée tomber malade et se faner rien que pour prouver que vous aviez raison ? Une fois que le mal sera répandu assez loin et assez profondément, il sera trop tard pour rassembler vos pouvoirs !

Le Maître des Eaux le regarda sans un mot. Un petit froncement apparut sur son front, une lueur de doute au fond de ses yeux.

— Si vous me prêtez serment, je mettrai fin à la pollution des voies d’eau et des forêts. Je circonscrirai la maladie, non seulement ici mais dans toute la vallée.

— Une noble ambition pour un Noble Seigneur. Et comment vous y prendrez-vous ?

— Je saurai bien.

— Comment ? Vous ne disposez même pas du peu de magie qu’avait le vieux roi, celle qui lui permettait de commander au Paladin. Vous portez le médaillon, que je vois à travers votre tunique, mais il n’est guère plus qu’un symbole de votre charge. Noble Seigneur, vous n’avez de roi que le nom. Comment pourriez-vous accomplir la moitié de ce que vous promettez ?

Malgré la douleur que lui causaient ces paroles, Ben veilla à éliminer de sa voix toute trace de colère.

— Je ne sais pas. Mais je saurai trouver un moyen.

Le Maître des Eaux resta un moment silencieux, perdu dans ses réflexions. Puis il prononça d’un ton calme et mesuré :

— Très bien, Noble Seigneur. On ne perdra rien à vous laisser essayer. Vous avez fait une promesse à laquelle je vous rappellerai s’il le faut. Mettez un terme à la pollution, arrêtez la propagation du mal. Obtenez des autres peuples de la vallée l’engagement de travailler avec nous pour sauvegarder le pays. Lorsque vous aurez accompli cela, je vous prêterai serment. (Il tendit la main.) Entendu, Noble Seigneur ?

— Entendu, Maître des Eaux, répondit Ben en serrant cette main.

Les cris des enfants résonnaient dans le lointain. Ben soupira intérieurement. Encore un serment conditionnel. Il construisait un château de cartes. Il adressa au Maître des Eaux son plus beau sourire d’avocat et dit :

— Vous ne connaîtriez pas un moyen de tenir le dragon loin de Vertemotte, par hasard ?